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L’île nue

José Le Moigne

Dernier cinéma du pays d’ici à être rebâti, le Commedia avait la réputation d’être aussi le plus pointu, le plus élitiste, celui qui ne se contentait pas de passer les énormes machines à succès, on dirait blockbuster aujourd’hui, mais offrait, sans pour autant prétendre à être une salle d’art et d’essai, des films sortant de l’ordinaire, des œuvres encensées par la critique, mais que le grand public était loin de plébisciter. J’aimais cette baignoire et ses rangées de fauteuils bleus pas encore patinés par l’usage et le temps, son esthétique mêlant l’art nouveau à la tradition du théâtre à l’Italienne, où le béton apportait une modernité débordante d’une tendresse rassurante. Sans tomber dans la caricature, le Commedia avait un côté branché qui devait plaire à la dame à la 304, car c’est ainsi que je désignai avec dérision la mère de Gwenaëlle qui semblait parader au volant de ce véhicule plutôt haut de gamme pour l’époque. Que nous ayons choisi le Commedia comme refuge dominical ne devait pas lui déplaire. Cela lui permettait de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Certes, ça lui donnait des sueurs froides de me savoir avec sa fille dans l’intimité et l’anonymat d’une salle sombre, mais que ce soit celle-là, à défaut de la réjouir, calmait un tant soit peu ses affres.

Je ne me souviens plus exactement du premier film que nous avons vu ensemble. J’hésite entre «Jules et Jim» et «L’île nue». Du film de Truffaut, il me reste une impression de vacances douces-amères, les silhouettes un peu floutées de deux hommes et d’une femme en bicyclette, une légèreté de papillon, l’aura divine de Jeanne Moreau et, par-dessus tout, la chanson de Rezvani qui flirte avec une troublante mélancolie avec le temps qui passe.

... Elle avait des yeux, des yeux d’opale,
Qui me fascinaient, qui me fascinaient.
Y avait l’ovale de son visage pâle
De femme fatale qui m’fut fatale
De femme fatale qui m’fut fatale
On s’est connu, on s’est reconnu,
On s’est perdu de vue, on s’est r'perdu d’vue
On s’est retrouvé, on s’est réchauffé,
Puis on s’est séparé…

Au fil de ma vie, J’ai appris à jouer bien des chansons sur ma guitare. Cependant, celle-ci, bien qu’il ne s’agisse que d’une simple ritournelle sur deux accords, je ne m’y suis jamais frotté. Je préfère la laisser onduler dans ma tête comme une rivière qui coule, parfois boueuse, souvent rafraîchissante, au milieu des cressons et des iris d’eau.

Cependant, «L’île nue», c’est autre chose qu’une aimable rengaine, autre chose qu’un marivaudage. «L’île nue», c’est un oratorio semblable à ces poèmes, jadis appris par cœur, dont chaque rime, chaque métaphore, chaque allitération, s’est inscrite en vous au point qu’il suffit d’un froissement de branche, d’un regard croisé incidemment, pour qu’ils jaillissent, intacts, et que vous vous surpreniez à vous les réciter. Que quiconque en parle devant moi, que le thème musical surgisse quelque part, et, aussitôt, séquence par séquence, avec la même intensité, la même émotion brutale que celles ressenties jadis au Commedia, le film de Kaneto Shindō déroule devant moi la fulgurance de sa beauté austère. Certes, le noir est blanc est somptueux, le cadrage splendide, les images superbes, mais il ne se passe rien dans ce film sans le moindre dialogue. Sur une île quasiment désertique de l’archipel de Setonaikai au Japon, une famille travaille sans interruption pour faire pousser graminées et légumes. La difficulté de leur tâche vient essentiellement du manque d’eau, qu’il faut aller chercher sur l’île voisine au prix d’efforts ininterrompus. Pendant une heure trente, la caméra de Shindo suit les quatre personnages en proie aux joies et difficultés d’une existence simple, mais néanmoins riche en sentiments et c’est tout. Seule la capture d’un poisson, un seau d’eau est renversé, vient rompre la monotonie du travail en provoquant un rire. Mais l’absence de dialogues ne perturbe jamais la narration. Ce film ne se raconte pas, il se sent et se ressent. N’empêche, je donnerais beaucoup pour que, sans aucune équivoque, il soit le premier film que j’ai vu avec Gwenaëlle. Débuter par la somptuosité du rien: voilà qui serait beau et sacrément prémonitoire.

Gwenaëlle n’attendit pas que nous fussions dehors pour me dire — peut-être voyait-elle que je n’osais la questionner — qu’elle avait adoré le film. Nous ne l’avons plus jamais revu ensemble, mais je gage que quelques années plus tard elle ne se serait pas gênée pour me dire qu’elle avait trouvé ça poétique, autrement dit, chiant.

Toutes les cloches vont à Rome, disait Man Anna pour expliquer le silence des clochers du vendredi saint au dimanche de Pâques. Au pays d’ici, on a la même certitude: toutes les routes, toutes les rues, toute les venelles mènent au port. Tel était, en tout cas, le but constant de nos pérégrinations dominicales, mais nous avions le choix de l’itinéraire. Le plus souvent, pour faire plaisir à Gwenaëlle que la grande ville grisait un peu, nous passions par la rue principale, bordée de boutiques, non pas de luxe, ce n’était pas le style du pays d’ici, mais de la mode dite de Paris. C’était aussi la rue des grandes brasseries et des bars américains. Je n’avais encore jamais franchi le seuil d’aucun de ces établissements, mais, à force de traîner mes guêtres du haut en bas de cette rue, j’en connaissais la sociologie. Il y avait les élégantes qui rêvassaient ou bavassaient de boutique en boutique, sans jamais se presser de grimper dans le trolleybus, mais, surtout, on croisait une armada de matelots en pompons rouges et en vareuses qui profitaient d’une permission, les ouvriers de l’arsenal qui s’engouffraient dans les cafés les plus modestes pour s’enfiler une mousse ou un verre de rouquin tout en gueulant comme les gens de grand vent qu’ils étaient, puis, déboulant comme des petits marquis, les midships de l’École Navale, raides comme des quilles dans leurs uniformes bien taillés que mon instinct de classe me faisait regarder de travers.

Dans ma mythologie, ces gandins en gants blancs — les portaient-ils vraiment —, autant que les fayots de l’X qu’on ne voyait jamais parce qu’ils paradaient en bicorne à Paris, représentaient la caste, que je rêvais évidemment t’intégrer, mais pas au prix du reniement, du ralliement au quant-à-soi. Moi, j’avais les yeux rivés sur l’horizon. Je voyais bien la citadelle de nuages qui le barrait, mais je comptais bien la conquérir un jour. Quant à Gwenaëlle, aussi inaccessible qu’elle me parût encore, elle n’avait rien d’une nébuleuse.

Jamais nous ne franchissions le seuil d’un café. Après avoir ramé toute la semaine pour pouvoir payer ma place de cinoche, je n’avais plus un sou vaillant. De plus, complètement ignorant des usages, je craignais de passer pour empoté. Et puis, la mère de Gwenaëlle ne l’aurait pas permis. Le cinéma, d’accord. Il fallait bien qu’elle lâche un peu de lest. Habituée aux mezzanines, elle ignorait de tout ce qui pouvait se passer dans la proximité des fauteuils d’orchestre. Après, pas question de s’enfermer dans un quelconque estaminet. En accordant une heure de promenade à sa fille, à condition que ce soit dans l’espace public, elle pensait se montrer ouverte et libérale.

Mon frère rigole encore du rituel que je m’imposais chaque dimanche. Même s’il eût fallu que je me munisse d’une loupe pour voir la différence, je me rasais de près avant d’enfiler une chemise blanche au col à ce point amidonné qu’il ressemblait à la fraise tuyautée de Charles Quint. Je nouais mon unique cravate et je glissais les échasses qui me servaient de jambes dans un pantalon en tergal que ma frangine avait passé une heure à repasser. Quoiqu’un peu démodée, ma veste prince de Galles ne m’allait pas trop mal et mes godasses, brossées et rebrossées, reflétaient le soleil.

Faisant la route à pied, je partais à l’avance pour me trouver à l’heure devant le kiosque à musique au milieu de la place devant le Commedia. Je ne me souviens plus de l’heure des séances, mais ce devait être autour de 14 heures. Ponctuelle jusqu’à l’ostentation, la 303 arrivait à 13 h 45. Gwenaëlle en descendait attifée à la dernière mode. Ainsi, je me souviens comme si c’était hier du jour où elle débarqua, le chignon emprisonné dans un chapeau melon qu’elle aurait pu s’acheter à Regent Street, le cou enfoncé dans un col en fourrure, fausse, évidemment, mais sacrément bien imitée. Évidemment, elle attirait tous les regards. On aurait dit une photographie du magazine Vogue ou l’incarnation, devant nos yeux admiratifs, de Lollobrigida, de Sophia Loren, de notre B.B ou de ce bonbon acidulé qu’était Audrey Hepburn. Moi, dansant d’un pied sur l’autre, si je devais me comparer à quelque chose, ce serait à Donald Duck se dandinant devant Daisy. La dame à la 303 ne m’accordait jamais une parole et, comme elle ne quittait jamais ses lunettes de soleil, il m’était impossible de lire dans son regard et, voyez-vous, je préférais, je crois.

C’était avant que la télévision colonise tous les foyers. Le cinéma représentait bien plus qu’un loisir à consommer comme le reste, c’était un lieu d’évasion, de réflexion, et d’apprentissage de la vie sociale. Les adultes s’habillaient pour s’y rendre, tout comme ils le faisaient pour aller au restaurant, à la messe, aux mariages et aux enterrements. Heureusement pour nous, car, sinon, avec notre dégaine à la Peynet, tous les regards se seraient attardés sur nous ce qui, franchement, n’était pas ce que nous recherchions.

Avec ça, la séance achevée, avec les interdits qui pesaient sur nous, il ne nous restait plus qu’une solution, non pour tuer le temps, mais pour en faire une richesse celle qui était la mienne depuis toujours et qui le serait encore si la vie ne m’avait pas conduit à essayer de faire mon trou dans une multitude d’autres pays d’ici sans jamais y parvenir pleinement, descendre l’escalier Napoléon III, emprunter le quai des douanes jusqu’au quai du Commandant Maubert d’où nous pouvions observer les mouvements du port.

Le spectacle était d’une infinie diversité, avec les aller-retour des remorqueurs et des escorteurs d’escadre vers les grandes unités de la flotte, les puissants cuirassés, les croiseurs gigantesques et les porte-avions herculéens. Parfois, nous allions jusqu’au pont levant pour le débarquement joyeux des marins étrangers. Allez savoir pourquoi, je me souviens en particulier d’un équipage chilien, matelots, aspirants et officiers confondus, qui me parurent s’envoler devant nous comme un vol de frégates.

Après ces moments immobiles, il ne nous restait qu’à refaire le chemin à l’envers, sans jamais nous tenir par la main mais en nous frôlant le plus possible, vers le kiosque à musique, posé comme une sorte de minaret au milieu des immeubles, où la 303 grises nous attendait déjà, avec, à l’affût derrière son volant et ses lunettes noires, la mère de Gwenaëlle.

Je n’ai plus d’amis d’enfance, plus d’amis de jeunesse; et quant à ceux de l’âge mûr, ils sont physiquement si loin que c’est comme s’ils n’existaient pas. Partir et laisser tout derrière soi, Man Romaine l’avait fait par la contrainte, Périam poussé par la misère, Man Anna par amour, du moins, c’est ce que je crois. À eux tous, ils ont inscrit si profondément l’errance dans mes gènes que moi, de plein gré ou par nécessité vitale, j’ai multiplié les pays d’ici. J’ai toujours fait au mieux pour m’y forger une attache loyale, mais pas au point d’y amarrer ma barque jusqu’à la fin des âges. D’emblée, j’ai failli faire cette amère expérience avec Gwenaëlle. Elle avait eu 18 ans au printemps et à l’été son permis de conduire. Elle aurait pu se croire le droit d’aller et venir comme bon lui semblait et, particulièrement, venir jusqu’à moi sans être accompagnée d’un chaperon; mais sa directrice de mère, devenue entre-temps la dame à la 404, s’acharna à refuser de lui prêter son véhicule neuf en dehors d’un cercle où, évidemment, je n’étais pas. Dès lors, nos rencontres dominicales se firent rares. Bientôt, on put même les compter sur les doigts d’une seule main. Il fallait pour cela que la dame à la 404 décrétât qu’il était urgent qu’elle vît son amie du pays d’ici. À vous d’imaginer la fréquence de ces visites, en automne et en hiver, sur des routes qui n’étaient pas la voie royale qu’elles sont aujourd’hui. Alors, nous recommençâmes à nous écrire et Man Anna feignit à nouveau de ne pas être intriguée par les enveloppes oblongues qui laissaient échapper, avant même que je les ouvrisse, le même parfum entêtant de lavande.

C’étaient les mêmes lettres que jadis, la même calligraphie tremblante, les mêmes manifestations d’affection un peu mièvres. Mais, sans le chercher vraiment, en le redoutant sans doute, je voyais sourdre entre les lignes quelque chose de subliminal, quelque chose dont elle n’avait peut-être même pas conscience, qui me renvoyait à condition de n’être pas grand-chose, socialement parlant.

Je détestais ses allusions à bidule, qui jouait de la clarinette et ambitionnait de fonder un orchestre de jazz comme celui de Mezz Mezzrow, le juif russe émigré admiratif de la culture et du style des afro-américains, dont l’autobiographie, «Really the blues», venait d’être traduite.

Qu’avais-je à faire de ces petits bourgeois qu’elle fréquentait le soir et qui singeait, avec une bonne décennie de retard, les zazous de Saint-Germain-des-Prés en se prenant pour Boris Vian, Juliette Gréco, Jean-Paul Sartre et les autres. Qui sait, peut-être m’accordait-elle, dans ce panthéon de pacotille, le rôle de Miles Davis, le génial transgresseur noir. Franchement, il me semblait qu’elle me faisait la leçon et le pire, c’était lorsqu’elle m’écrivait sa passion pour Ray Charles; The Genius! J’encaissais ça comme un coup de poing dans l’estomac. Il ne me plaisait pas d’être un singe savant, l’amuseur que l’on monte en épingle avant de le jeter comme une vulgaire paire de gants ou de chaussettes sales.

Bref, nous jouions à l’élastique, tirant et relâchant avec une telle conviction que, sans jamais le rompre, nous en fîmes un lien à ce point effilocher qu’il en devenait presque symbolique. Pourtant, Gwenaëlle continua à m’écrire et je continuais à lui répondre et que nos lettres soient devenues banales et sans relief, elles n’en existaient pas moins. Ponctuellement, Pichavant m’apportait ma brassée de lavande tandis que Man Anna, qui avait l’intuition pour première de ses nombreuses qualités, cessa de les flairer.

Et puis, ce fut l’année de baccalauréat, vous savez, cette guillotine du savoir qui vous tranche le col ou vous laisse vivant et vibrionnant. Enfant de Napoléon, cet examen, qui se passait alors en deux parties sur deux années, était le bâton de maréchal de certains et celui de pèlerin des autres. Ce n’est pas pour le plaisir de l’hyperbole que je me livre à ces métaphores militaires. Je n’étais pas fait pour la guerre d’usure. Il me fallait le pas de charge, les trompettes de cavalerie et l’éclat aveuglant des cuirasses et c’est ce que j’ai fait tenant la position sur mes matières faibles et enfonçant les lignes de défense par mes matières fortes. Je n’ai pas eu le triomphe modeste. En ce temps-là, le bac valait un titre de noblesse et, sachant que les petits tyrans de pataugeoire, qui m’avaient humilié quand je n’étais encore qu’un gosse sans défense, avaient depuis longtemps rejoint le rang des masses ouvrières, je me le suis attribué. La vergogne, on verrait ça plus tard.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement

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 Viré monté