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Comme un relent de tabac brun

José Le Moigne


On fumait des P4, la cigarette des fauchés vendue par paquets de 4. Quand je dis «on», je parle des copains tôt initiés à la nicotine, et de mon père quand il n’avait même plus les moyens de s’acheter un paquet de Gauloises. C’était l’avant-dernière étape de la dèche. Le pire, c’était quand il me refilait une vieille boîte à camembert où je sais quoi d’assez petit pour que je puisse le planquer dans ma poche et qu’il m’envoyait à la pêche aux mégots. Je me revois en culotte courte, chaussé de godillots, pas des galoches, mais presque, avec mon cache-col et mon blouson remonté jusqu’aux oreilles. Évidemment, les trottoirs, dont le ciment trop mince n’avait pas résisté longtemps aux pluies diluviennes et aux gelées redoutables qui nous tombaient dessus en ces temps où l’hiver existait, étaient sales et boueux. Évidemment, la plupart des mégots étaient charriés par les caniveaux, mais mon père m’avait recommandé de les ramasser comme les autres, le tabac mouillé, il en faisait son affaire. Quelques heures dans une vieille gamelle posée devant la cuisinière; et l’affaire était dans le sac. Je veux dire dans la blague à tabac, une espèce de vessie en caoutchouc rouge, à moins que ce soit en cuir racorni, je ne m’en souviens plus très bien. En revanche, ce que je n’ai pas oublié, c’est l’odeur âcre du tabac brun qui s’infiltrait partout, imprégnant les vêtements, les murs et jusqu’aux souvenirs. Bien sûr, l’année de la communion solennelle, comme les autres, pendant la semaine de retraite pilotée par l’abbé Raould, en douce, derrière les cabinets, j’ai tiré sur mon bout de Gauloise, mais j’étais un crapoteux, jamais au grand jamais je n’aurais avalé la fumée. Les jets bleus qui sortent des narines et vous transforment en dragon ou en locomotive, ce n’était pas pour moi. Non parce que je faisais ma mijaurée, mais parce que ça me dégoûtait. Je n’en tire aucune gloire. Ça s’est présenté comme ça, c’est tout. Après, si j’avais voulu fumer, ce ne sont pas les occasions qui m’auraient manqué. Les toilettes du lycée, la fac, les dancings du samedi soir, le service militaire, les heures, à force les années, passées en salle de réunion, mais, dois-je relier cette auto-prohibition, à mes souvenirs d’enfance, je n’ai jamais mordu à l’hameçon.

Je ne suis pas un ayatollah de l’anti-tabagisme, ni de l’anti-quoi que ce soit d’ailleurs; j’ai la rigueur janséniste et la tolérance voltairienne, et si d’aucuns y voient un paradoxe, une manière d’hypocrisie peut-être, c’est leur affaire et non la mienne.

Je suis de ceux qui ne craignent pas de se contredire et je n’ai jamais fait dans le prêchi-prêcha. À chacun ses victoires, et à chacun ses démissions. Je le sais, ce n’est pas déshonorant de l’avouer, moi, aussi, j’ai mes ambiguïtés, mais dans le mode mezza-voce. Mes parents avaient peu et si je ne dis pas rien, c’est par pudeur. La pudeur des humbles qui se jettent sous les haies pour éviter les prédateurs. Aussi, lorsqu’ils nous ont quittés pour un monde prétendument meilleur, l’héritage était maigre. Il n’y a pas eu de partage. Chacun a pris ce qui lui permettait de maintenir le lien avec les disparus. Ainsi, je garde en évidence au milieu de mes livres, non à place d’honneur ce qui serait pour le coup une déprimante ostentation, mais toujours à portée du regard, comme s’ils étaient encore dans un usage permanent, les cendriers de mon père, des brûle-parfum asiatiques en alliage de cuivre, chinés dans je ne sais quel Emmaüs, qui des décennies plus tard, fleuraient encore le tabac brun. Je garde aussi sur les mêmes travées les missels emplis d’images pieuses de Man Anna ainsi qu’un recueil manuscrit des prières du pays là-bas, précieux spicilège pour solliciter la bienveillance de saints parfaitement inconnus au pays d’ici, transmis de femmes en femmes depuis au moins Marie-Apolline-Juliette, fille de Périam, l’indien qui voulait qu’on l’appelle Ferdinand, qui se trouve être mon arrière-grand-mère, comme je l’ai déjà dit. Tel est mon héritage. La symbolique en est d’autant plus forte que je repousse farouchement toutes les addictions ; le tabac en premier et, s’il m’arrive quelquefois de solliciter le Bon Dieu de Man Anna, c’est tellement irrationnel, qu’à part le boost très relatif que quelques fois j’y trouve, ça ne me mène à rien.

J’oubliais. Au Service militaire, on nous refilait huit paquets de cigarettes Troupes par quinzaine, vous savez, ces ersatz de Gauloises qui arrachaient la gorge des fumeurs et brûlaient les paupières des non-fumeurs dans les chambrées. Beaucoup de mes camarades conscrits, qui ne juraient que par le cow-boy Malboro, vendait gaiement leur dotation à des troufions moins raffinés qui tétaient des Boyards et des Gitanes-Maïs et n’en avaient jamais assez. Quoique non-fumeur, je ne participais pas à ce joyeux commerce qui, complétant la solde symbolique, permettait de s’offrir à moindres frais les pruneaux à l’armagnac du mess. J’emballais mes paquets dans du papier kraft et j’allais à la poste. J’imaginais la joie de mon papa recevant sa réserve d’herbe à Nicot. Se souvenait-il à cet instant du gamin, son fils dont par ailleurs il était si fier, pêchant pour lui des mégots dans le caniveau? J’en doute, et c’est sans importance. À quoi bon lui tenir rigueur. À l’époque, déjà, j’avais pu lire dans son regard vert que mon humiliation était aussi la sienne.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement

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 Viré monté