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Annou voyé kreyòl douvan douvan

L’approche du naja

José Le Moigne

Naja naja

Naja naja (Cobra indien). Photo: Kamalnv, Creative Commons.

Je ne suis pas de ceux qui se lèvent avec un air tragique et qui balancent:

— Quelle nuit! Je n’ai pas arrêté de faire des cauchemars.

Moi, bien sûr, je rêve comme les autres, mais au matin ils se sont effacés en me laissant l’impression récursive d’avoir tourné en rond, au sens propre du terme, car tous mes rêves se déroulent de la même façon: je marche et je me perds. Pourtant, je ne manque pas de repères, c’est toujours la même route et j’en connais tous les recoins. Alors, je ne comprends pas. Les poumons affolés et le cœur en chamade, je marche et je me perds dans une lumière rouge; c’est tout… Je laisse aux réparateurs d’âmes, de toutes les chapelles, de toutes les obédiences, qu’ils soient vivants ou morts, Freud, Lacan, Jung et les autres, le soin de scruter, de disséquer, d’analyser cette récurrence; moi je préfère dire que je ne rêve pas. Nuit après nuit, je marche et je me perds.

Au temps lointain de mes vertes années, néanmoins si proche encore que je pourrais le frôler du regard, j’étais un errant solitaire, un marcheur compulsif, un rêveur éveillé. Depuis peu, lâchant un peu la bride, Man Anna me permettait, à condition que j’en fasse rapport si tel était son bon plaisir, de rendre visite à mes copains qui, ayant quittés les baraques, habitaient pour la plupart dans le quartier du port. Ainsi, j’avais l’occasion d’écouter les disques à la mode, même si, en échange, je devais me fader la liste de leurs succès féminins, un peu exagérés sans doute, mais propre à susciter ma jalousie, même si l’expression me paraît outrancière.

Je vais me répéter, mais, hélas, je n’ai pas d’autre choix. Mes amours n’étaient pas platoniques, c’est pire, elles étaient comme des peintures abstraites. Pourtant, comme disait Ti-Goff, mon pote depuis mon premier jour au lycée, je ne manquais pas de touches, mais cela s’arrêtait, au mieux, aux frôlements de jupes dans le couloir des classes.

Ti-Goff se moquait, s’impatientait au point parfois de me fustiger par des propos du type:

— Qu’est-ce que tu attends pour emballer? Tu vois bien que tu as un ticket!

Une touche! Un ticket! Un tickson! Ces mots d’autrefois annonçaient-ils plus de préliminaires, plus d’attentions, plus de tendresse que les «Je la kiffe», «Elle me kiffe», «Elle te kiffe» d’aujourd’hui? Pas sûr, pas sûr du tout. Inconsciemment, je pense aux chevaux de bois des manèges du 14 juillet ou de la fête foraine sur lesquels nous montions quelquefois, à peine un tour ou deux, après que Man Anna ait raclé le fond de son porte-monnaie. Autant le dire sans attendre: je n’étais pas plus habile qu’aujourd’hui et le pompon n’était jamais pour moi, les tours supplémentaires non plus. Voilà pourquoi, malgré les injonctions, les encouragements de Ti-Goff, avec les filles, je m’en tenais au subliminal.

Mes rêves ne sont pas des rêves à mes yeux, non, parce qu’ils n’ont ni queue ni tête — ce qui, dans le fond, est le propre des rêves — mais parce qu’ils ne racontent rien, à part une fuite aussi stérile qu’éperdue. À croire que mes jours, comme mes nuits, ne se conçoivent qu’en apnée: des couloirs sombres et tortueux, des portes et des impostes occultées, des kilomètres de murailles percées de meurtrières d’où dardent des épines de feu; et toujours, à l’instant de l’éveil, une fenêtre qui s’entrouvre puis se referme au premier courant d’air. Je ne voudrais pas avoir l’air de jouer les Werther des dimanches de pluie, mais, à bien y regarder, ma vie — et singulièrement ma vie d’adolescent — a toujours ressemblé à ces rêves qui n’en sont pas: toucher le réel du doigt puis reculer d’effroi, ouvrir les yeux avant de refermer en hâte. Le prix de ma survie jusqu’à ce jour de mes 15 ans où j’ai cru voir une lumière salvatrice dans ce qui n’était, peut-être, que le brandon dont on allume les bûchers.

Gwenaëlle arrivait d’un autre collège. Les petites amoureuses avaient du souci à se faire, car notre nouvelle condisciple, du fait d’une maladie qui l’avait tenue éloignée des études pendant plusieurs mois, avait un an de plus qu’elles. Gwenaëlle était presque une femme quand elles n’étaient encore que des bourgeons à peine éclos.

Aussitôt, tous les petits mâles se mirent sur les rangs. On aurait dit un vol de phalènes attiré par un photophore. Qu’importe combien se grilleront les ailes, il y en aura toujours un qui réussira à s’approcher de la lumière.

J’étais conscient d’évoluer en marge de la meute, mais cela ne signifiait pas que j’allais me planquer et me ronger les sangs. Quand on a pour ancêtres Romaine l’Africaine et Périam, l’Indien qui se faisait appeler Ferdinand, on est expert dans l’art de l’esquive. On se fait tout petit, on avance à pas lents, on grignote peu à peu, et à la fin on gagne. Nous sommes comme des manouvriers, des paysans sans terre. On prépare l’araire, on tire les sillons l’un après l’autre; notre vision de la vie ressemble à un jardin créole: une lutte acharnée et sans trêve pour une conquête minuscule, mais tangible.

Quant à Gwenaëlle, le jour de la rentrée, dès que je l’ai vue dans le corridor avec le groupe des nouveaux et que nos regards se sont croisés, j’ai su qu’elle deviendrait ma «Reine de mai», surnom que je lui donnerais plus tard en hommage à Aliénor d’Aquitaine, née bien avant elle à la période du muguet. Il faut dire qu’elle avait, avec son visage à l’ovale presque parfait, son front altier, ses bandeaux lisses relevés en chignon et ses prunelles en escarboucles, tout d’un camée ancien. Pourtant, ce n’était pas une beauté raphaélique que j’avais devant moi. C’était la Belle Ferronnière et, je le savais d’emblée, il y avait danger mortel à s’attaquer à elle.

Surtout, n’allez pas me parler du vers de terre amoureux d’une étoile; je n’ai rien du lombric. Si je devais me comparer à une bête rampante, c’est le naja, ce serpent redoutable et emblématique de l’Inde de Periam, qui peut tout aussi bien tuer qu’être charmé par la musique, qui aurait mon suffrage.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement

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 Viré monté