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Fontaine, je ne boirai pas de ton eau

José Le Moigne

Feragutti

Jeune Argentine, Adolfo Feragutti (Pura 1850 - Milano 1924).
Photo Francesca Palli.

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’ai en permanence des tas de proverbes qui traînent dans ma tête. Tenez celui-là: «Il ne faut jamais dire: Fontaine, je ne boirai pas de ton eau». Je le tiens de Man Anna qui le sortait à tout propos et longtemps j’ai cru tout bonnement qu’elle l’avait inventé, car, comme on dit au pays là-bas, Man Anna était une maîtresse de la parole; à moins, plus simplement encore, qu’elle l’avait emporté dans ses bagages. Man Anna avait l’esprit tranchant et imparable, et, en même temps, il y avait toujours quelque chose d’ésotérique qui affleurait au bord de ses lèvres. Elle s’impliquait pleinement dans nos devoirs et nos leçons et elle servait d’institutrice de substitution à tous les gosses en perdition du quartier qui défilaient chez nous à la période du certif pour qu’elle leur fasse des dictées à la chaîne; mais cela ne l’empêchait nullement d’avoir pour seule véritable amie Amanda, la cartomancienne, qui recueillait ses confidences en échange de ses prédictions. Et, Dieu, elle en avait des tonnes à faire. Amanda ne faisait pas tourner les tables, mais Man Anna croyait dur comme fer qu’elle faisait communiquer les âmes.

Enfant, Amanda était comme ma da. Je veux dire qu’étant interdit de drivailler avec Ti-Jean dans les ruelles du quartier, je passais le plus gros de mon temps libre chez elle. Amanda habitait comme nous en baraque, mais, à force de tentures, de rideaux et d’objets insolites, elle avait recréé l’atmosphère de la roulotte d’une diseuse de bonne aventure. Pas un de ces engins d’aujourd’hui qui ressemblent à des maisons sur roues, mais un de ces trucs brinquebalants traînés par des chevaux étiques qu’habitaient les romanichels, facultés démoniaques, mais qui s’entendaient mieux que quiconque à rempailler les chaises, affûter les couteaux, remplumer les matelas et lire dans les lignes de main des commères qui ne demandaient que ça. L’époque était dure, le moindre espoir faisait du bien. Elles avaient rendu Amanda riche, peut-être pas des millions, mais assez pour occuper chez nous le dessus du panier.

Bon, je ne vais pas jouer Le Petit Chose, mais je me sentais d’autant plus en sécurité chez Amanda qu’elle me prédisait des lendemains fastueux et des amours radieuses. Je n’ai jamais su ce que cette ravaudeuse d’âmes entendait à l’amour, mais qu’importe. Je chaussais chez elle mes bottes de 7 lieues et, le temps d’un Cacolac et d’un biscuit BN, j’étais le prince charmant des contes de Perrault.

Prince charmant, je l’ai été assurément, mais pas à la manière des adolescents d’aujourd’hui qui, à ce qui me semble bien plus direct que je ne le serais jamais, se soucient avant tout de «pécho». Le romantisme passe après. Moi, mes petites amoureuses s’en souviennent peut-être, je la jouais plutôt les chevaliers courtois et les bergers de pastorale. Ce n’était pas que je n’eusse pas comme les autres l’envie d’en connaître un peu plus qui sait, l’expérience d’un baiser peut-être, mais, timide et farouche comme je l’étais, et avec ça d’un orgueil sans faille, je n’allais risquer une volée de bois vert. J’évitais de savoir ce que les gamines cherchaient ou redoutaient. Il me paraissait que de se sentir adorer leur seyait à merveille.

Alors, je roucoulais des yeux, j’affichais l’allure nonchalante d’un danseur de tango, je faisais la roue comme un paon de basse-cour, je glissais des regards entendus. Le soir, quand je remontais avec elles vers la station de bus, on parlait cinéma et je frétillais du croupion quand la petite Jacquelin B me disait que j’étais plus beau qu'Alain Delon. De fait, j’étais le ruban rose du bâton de bergère de ces demoiselles qui se croyaient à Trianon.

Je ne sais pas d’où me vient ma boulimie de poésie. Sans doute de ma plus haute enfance et de comptines de Man Gabou qui veillait sur moi, là-bas, dans son île d’Amérique. Je n’ai rien gardé de mes premiers pas sinon ce petit madrigal, probablement inspiré par Charles d’Orléans, et que la jolie Lénaïc, aux longes tresses et aux bottillons blancs, n’a jamais su qu’elle l’avait inspiré:

Amour, génie malicieux,
Amour est entré dans mon cœur;
Comme un murmure mélodieux,
Simple et charmant comme une fleur.

Daté du printemps 1959, ce léger et innocent marivaudage sonne le glas de l’insouciance; enfin, pour ce chapitre-là, car pour le reste, sans verser dans la complaisance, le misérabilisme ou l’auto-compassion, le cours banal de ma vie avait très largement anticipé le chaos à venir.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement

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 Viré monté