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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Photo Christine Simonis-Le Moigne.

Man Rose-Marie

On dit que les souvenirs ne naissent pas avant qu’on ait trois ou quatre ans. Passe pour les autres. Moi j’ai toujours vécu de souvenirs. D’ailleurs, l’histoire que je vais te conter sort droit de ma mémoire.

J’avais 11 mois et commençais tout juste à faire mes premiers pas. Il y avait la mer, elle est là, je la vois. Et ce petit chemin au bout de la maison qui menait jusqu’à elle. J’étais une passagère des nuages et la mer, comme si la gamine connaissait tout déjà de la femme que j’allais devenir, m’attirait irrésistiblement. Alors, oui, je me revois me dresser sur mes guibolles incertaines et partir, petit château branlant, vers la merveille qui scintillait au ras du sable de la plage. Maman était à l’intérieur à repasser des chemises et des cols, car c’est ainsi qu’elle gagnait notre manger. Vois-tu, c’était l’époque où l’on faisait des chemises d’homme avec beaucoup de plis sur le devant et justement, comme c’était sa spécialité, elle ne manquait jamais d’ouvrage. Et ne va pas t’imaginer que Maman s’occupait mal de moi. Là, tu me décevrais. Simplement, comme j’étais très loin encore loin l’âge où les enfants se mettent en danger dès qu’ils s’éloignent du regard, elle m’avait tranquillement installée sur une couverture à l’ombre de notre vieux manguier tordu par les vents atlantiques tout en veillant sur mon sommeil entre deux aller venir du fer chaud. Était-ce de sa faute si, à ma petite personne n’ait pas quitté le pays des rêves. Ce n’est vraiment pas sa faute si, happée déjà par ce désir d’ailleurs qui ne m’a jamais vraiment quitté, dressé sur mes petites pattes flageolantes, j’étais partie à l’aventure. Attention, je ne suis pas en train de dire que j’avais désobéi ou qu’il me serait arrivé ceci ou cela si Dodor n’était pas passé au même instant sur la route, mais, tout de même, Seigneur, la Vierge, merci, dès qu’il m’a vue courir vers le rivage avec détermination maladroite et fragile d’une tortue qui vient de naître, il a sauté de son cheval en hurlant de sa voix éraillée:

— Jilia<! Jilia! Ti manay la ka pati à lanmé!

En même temps, il avait vu que ma démarche, mes jambes et ma silhouette étaient semblables à celles de mon père.

Impossible de garder ça pour lui car Dodor, sans jamais le proclamer ouvertement, s’était autoproclamé ange gardien de la commune. Aussi, après s’être assuré que Maman saisit par l’aile et dûment sermonné, il enfourcha sa monture pour aller droit à la mairie de Marigot.

En trois six-quatre, il était dans le bureau de mon père.

— Maître Oreste, tu dis que la petite n’est pas de toi! Si tu voyais comment elle marche! C’est toi en miniature! Bientôt, tu ne pourras plus le nier… Rachel c’est ta fille!

Sans doute Papa s’attendait-il à cette conclusion, car, dès ce jour, on le vit rôdailler par chez nous comme une mangouste autour d’un poulailler. L’histoire aurait très bien pu s’arrêter là. Maman n’était pas de ces mouches que l’on attrape avec du sirop-miel. Elle voyait bien les manigances de Papa, mais elle n’avait pas l’intention d’y répondre de sitôt. Certes, notre vie était raide, car ses gains étaient minces, même s’il fallait y rajouter le petit pécule des grands-mères, mais elle était plus têtue qu’un âne qui recule devant le cabrouet. C’est un fait. Si Papa le décidait, il avait largement les moyens de s’occuper de moi, mais elle toujours au travers du gosier sa misérable réaction le jour de ma naissance et elle était pugnace. Cependant, elle ne le fuyait pas. Je crois même du plaisir à le voir ainsi ferré. Ça a duré comme ça un mois, deux mois, trois mois, je ne sais pas au juste. Mais Man Doudou et Man Cécile ne l’entendaient pas de cette oreille. Certes, il n’était pas question de toucher même un ti-brin à la liberté de Julia. N’est-ce pas, aucune maman-créole n’est capable de cela, mais, tout de même, être une fille sans père, si on pouvait m’éviter ce chagrin, ce ne seraient pas plus mal.

Les voilà donc qui ourdissent à leur tour un petit complot. Tout le monde le savait, ce n’était même plus une rumeur, Man Rose-Marie, la maman de Papa qui ne m’avait jamais vue, se languissait de moi. Alors, un jour que Maman était descendue à la rivière pour lessiver, les voilà qui m’habille bien chic et, hop, foutent le camp à Marigot.

Man Rose-Marie était une négresse bien noire, toute ronde avec de magnifiques cheveux blancs. Elle, non plus, je ne l’ai pas oublié. Elle n’était pas kouli. Non, nous n’avions pas encore d’Indiens dans la famille, mais elle avait de longs cheveux. On appelait ça le genre caraïbe. Le papa de mon père ressemblait à ton père. C’était un Européen. Pas un béké. Non, il n’avait ni ce rang ni cette importance, mais il descendait quand même de ceux qui avaient fait venir les esclaves. Voilà pourquoi j’étais si blanche. Franchement, Papa aurait dû s’en souvenir. Pourquoi s’en est-il enfoncé ce jour-là dans le déni. Bien sûr, je n’ai pas vécu si longtemps sans m’être fait un semblant de réponse, mais la question est toujours là, aussi brûlante qu’un feu qui couve sous la terre. Une lave toujours prête à jaillir.

Ma communion, on l’avait préparée deux années à l’avance. Man Marie-Rose m’avait fait faire trois robes différentes et elle m’avait acheté trois paires de chaussures. Puis il a fallu que je m’habille en communiante et qu’elle me trimballe au village pour voir ses meilleures amies. Elle voulait que l’on sache combien sa petite fille était jolie. Aucune de mes sœurs ni aucun de mes frères n’ont eu droit à cela. D’accord, Man Rose-Marie n’était plus là. D’accord aussi, c’était la guerre. Elle se déroulait à des milliers de kilomètres, dans cette métropole dont nous rêvions comme des bêtes à feu attirées par la lumière de la lampe, mais ça n’a pas traîné. Bientôt, on a vu débarquer des blessés par centaines, des unijambistes, des bougres complètement défigurés, des mutilés de toute sorte, et le deuil, le deuil qui s’installait dans beaucoup de famille. C’était la fin des haricots et pas question de faire la fête.

Pauvre Man Rose-Marie! Un soir elle s’est couchée comme tous les soirs, le lendemain elle ne s’est pas levée. Elle avait pris un coup de froid à la rivière. Pleurésie foudroyante. Elle est partie le dimanche d’après.

A cette époque, mon père était déjà marié avec une demoiselle de grande vertu. Ne cherche pas. Il n’y a pas de traduction dans le français de France. Hein, c’est bizarre la vie. Cette femme-là, elle a vite compris qu’elle ne prendrait jamais ma place. Alors, pour amarrer mon père, elle a fait celle qui m’aimait bien. De plus elle était institutrice et ça avait toujours été le rêve de mon père que je devienne institutrice.

Je n’aime pas parler de la mort de Man Rose-Marie. Je fais une exception pour toi. Donc, le samedi soir, on m’a envoyé coucher avec ma belle-mère. Le lendemain, lorsque la bonne est arrivée avec le petit déjeuner, elle lui a tout de suite demandé:

— Eh bien, ma fille, j’espère que vous nous apportez de bonnes nouvelles de Madame Gracius?

Comme si elle ne savait pas déjà!

La bonne, embarrassée, commençait à répondre, mais, en même temps, j’ai entendu, ding, ding, ding, un bruit de cloche sur le chemin. J’ai tout de suite compris. J’ai planté-là la bonne, son café et ma belle-mère. Déjà, on ne me la faisait pas. Je savais que le curé de Marigot, précédé par son enfant de chœur, apportait les derniers sacrements à Man Rose-Marie. Dès qu’il m’a vu, mon père s’est écrié:

— Ah, enfin, te voilà, Rachel! Depuis le temps qu’elle te demande!

Man Rose-Marie m’avait appelé jusqu’à son dernier souffle, mais, quand je suis arrivée, c’était déjà trop tard. Quelqu’un, je n’ai jamais su qui, m’a pris la main et m’a accompagné jusqu’au lit où gisait ma grand-mère et m’a dit:

— Embrassez-la.

Elle était déjà toute froide.

Ah, tu ne peux pas savoir combien j’en ai voulu à ma belle-mère. Je me suis dit: «Cette saloperie m’a empêché de dire adieux à ma grand-mère.» Dans son agonie elle appelait: Rachel! Rachel ! Rachel ! Mais cette madam-la a fait la sourde oreille.

Papa pleurait. Oh- la- la, aucun fils n’a jamais autant que lui. Il pleurait, pleurait, pleurait. Moi, je n’ai pas pleuré. C’est comme ça, je n’ai jamais su pleurer.

C’est là que mon calvaire a commencé. Man Rose-Marie partie, ma belle-mère ne s’est pas gênée pour dévoiler son vrai visage. Seigneur, la Vierge, comme cette bonne femme était jalouse de l’amour que me portait mon père! Alors, libre enfin de le montrer, elle s’est vite arrangée pour que tout le monde se détourne de moi.

Pour la seconde fois, on m’a abandonnée.

© José Le Moigne

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 Viré monté