Potomitan

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Jazz for Guadeloupe

Ernest Pépin

Roches gravées de l'Anse des Galets. Photo Francesca Palli.

La mer est désordière
Comme une femme inquiète
Elle monte
Descend
Remue son histoire
Qui est l’histoire du monde
Histoire sans paroles
Qui raconte et raconte l’odyssée
Des êtres humains
Conte qui conte
Le tohu-bohu de la traversée
Le voum-tac des mémoires
Déchirées
Dispersées
Décousues
Et nous voilà debout sur les ports
Traînant avec nous le vertige
Des arrachés
Des vendus
Des déportés
A jamais gens d’ailleurs
Récoltant l’ailleurs du monde
Comme des bêtes de somme
Assommées
Sonnées
Sommées de dire oui
A une civilisation qu’elles n’ont pas choisie
Bêtes bétail
Bêtes broutilles
Bêtes je crie bêtes
Couper cannes
Amarrer cannes
Charroyer cannes
Jusqu’à devenir cannes-à-sucre
Les pieds nus dans l’horizon des cannes
Le corps sculpté par la sueur
Et nous hélons à moi sous les fers
Hélons
Hélons au secours mes frères
A moi Au secours
Au secours
A moi
A nous tous
Nous les esclaves
Terres rapportées de tout-partout
Les africains
Les indiens
Les européens
Accordés à la vibration sauvage
De cette terre que nous disons nôtre
Bandés comme un arc-en-ciel
Au-dessus des souffrances
Un lot de cruautés
Un paquet d’injustices
Une pagaille d’abominations
Un délire de mépris
Nous qui ne savons dire nous
Isolés dans nos solitudes mystiques
Ecartelés par nos libertés à venir
Perdus dans le bateau de la traite
Déboussolés dans le navire du temps
Nous qui ne savons pas faire nous
Et qui errons au large
De nous-mêmes
A côté de nous-mêmes
Empêtrés en nous-mêmes
Empêchés par nous-mêmes
Séparés par nous-mêmes
Et par l’astre morbide de la colonisation
Nous que le monde attendait
Pour être la vérité du monde
Nous qui avons connu l’entassement
Des malheurs
Des ailleurs
Des couleurs
Qui ne veulent pas se nommer
Parce qu’ils n’ont pas de nom
Chaque colonisé baptise sa détresse
Comme il veut
Comme il peut
Peu importe
Nous sommes les enfants du gouffre
Gardiens du souffre des volcans
Nous sommes partis sans aller-virer
Sans passeports
Sans mots de passe
Portant sur notre dos
Toute la casse
Toute la race
Toute la crasse de notre passé
Le corps recouvert du sel blanc
Les yeux aveuglés de poussière blanche
Le visage pétri de masque blanc
Monde uniforme
Monde de neige conquérante
En plein désert blanc
Nous sommes arrivés
D’autres sont morts
Avant nous
Pour nous
Sans nous
On les dira
Amérindiens
Caraïbes
Peaux rouges
Sauvages
Leurs sépultures voyagent parmi nous
Nous sommes la somme de leurs tombeaux
L’addition de leur massacre
Le résultat de leur soustraction
La floraison de leur assassinat
La migration de leur absence
Ils nous ont laissé des messages
Gravés sur les roches
Tissés dans les larmes de la pluie
Ecrits dans les chants des conques
Inscrits dans nos croyances
L’invisible est leur testament
Que transportent les nuages
Dans les bagages du temps-longtemps
Et ils planent dans nos mémoires
Quand elles ressemblent au monde
Que l’on conte dans nos conter
Que l’on chante dans nos chanter
Magie
Tout est magie
Comme l’arbre qui pousse
Explose ses fleurs
Ou la sensitive qui replie l’éventail
De se ses feuilles
Le souffle inspiré d’une flûte
Le sanglot d’une rivière nostalgique
La calligraphie vivante de l’orchidée
Magie de l’enfance d’un monde
Voué à disparaitre sous les coups de bélier
Du conquistador
Mais la vie est plus forte que ce qui la tue
Nous savions en arrivant
Qu’il nous fallait édifier un royaume
C’est pourquoi nous serons toujours
Des nègres-marrons
Des nègres-bois
Des nègres gros-sirop
Des nègres cheveux grainés
Des nègres à gros talons
Des nègres d’habitations
Des nègres-nègres
Des nègres noir-bleu
Nègres soubarous
Le nègre a pris sa charge
De mépris
D’insultes
De crachats
Il a pris sa charge
De charge
De coups de fouet
De coups de pieds
De coups de langue
Il a marché à quatre pattes
Il a trébuché sous le fardeau
Il s’est traîné
Et il s’est relevé pour se redresser
Et il s’est mis debout
Debout
Debout
Debout
La tête fière comme une citadelle
Les bras puissants comme une forteresse
Les jambes raides comme une armure
Il bande l’arc de son corps
Qui fait corps avec le monde
Dans le monde
Et hors du monde
Il touche le bouquet des nuages
Qui volent avec lui
Au-dessus de lui
Il marche sur les eaux de l’exil
Soulevant sur son passage
Des rosées de lumière
Il dépose à ses pieds
Sa montagne de douleurs
Et les oiseaux font leur nid
Dans ses pensées
Ils enlèvent les chaines de sa parole
Toutes qualités de chaines
Voilà qu’apparait
Le premier guerrier de la résistance
Le premier député
Le premier gouverneur de l’ombre
Le premier artiste
Le premier inventeur des âmes
Le premier sportif
Car ils étaient tous là
Dès le premier bateau négrier
Tous là
Tous
Tous noirs
Tous métis
Tous afro descendants
Tous là
Déjà là
Tout brisant la coque de l’errance
Tout debout
Tout premier
Petit à petit
Tout doucement
Progressivement
L’Afrique perdue et démontée est remontée
Désormais nous portons chaussures
Nous parlons bon français
Nous trions les pauvres des riches
Nous arborons nos masques blancs
Nous imitons les manières de blancs
Nous mangeons pain et poule
Mais l’Afrique veille
En-bas en-bas
En bas feuilles
En bas bois
Elle attend son heure millénaire
L’heure du gwoka
L’heure du carnaval
L’heure des zombis-barrés
L’heure des gadè-zafè
L’heure du créole
Et tout doucement
A force
A force
Elle ouvre ses ailes
Elle s’envole
Ouvre ses ailes
S’envole
Et découvre qu’elle est aussi le monde
Jusque dans ses étincelles
Jusque dans ses parcelles
Jusque dans ses îles
Jusque dans ses ailleurs
Car elle a essaimé
Elle a disséminé partout
Le pollen de sa ruche ancestrale
Donné partout
Son miel
Egrené partout
Son bourdonnement
Versé partout
Son sang
Son lait
Sa sueur
Ô admirable
Oh ineffable
Inoubliable oh
Ceux qui ont voulu te traire
T’ont agrandi
Aurore d’un réveil d’un monde
Notre monde
Rapiécé
Déchiré
Eternellement recousu
Germant ses racines neuves
Offrant son visage neuf
Métis
Mélangé
Bâtard
Comme une race au-delà des races
La race des sang-mêlé
La race des sans races
La race inattendue des lendemains de la race
Plus de frontières
Plus de barrières
Mais la race humaine
Unie dans la bonté cordiale
Dans l’intercompréhension
Dans la solidarité
Dans l’égalité égale
Dans la mutuelle responsabilité
Naissance
Renaissance
Après tant de déboires
La chrysalide a tourné papillon
C’est l’heure des grandes métamorphoses
C’est maintenant
Hier c’était hier
Maintenant le temps est venu
De dire que nous sommes des poètes
Des champions
Des artistes
Des musiciens
Des savants
Des diplômés
Et la cadence du monde
Danse au rythme de notre tambour
Car nous sommes les maîtres du son
Tambour
Source de vie
Souffle de vie
Rage de vie
Pardon de toute vie
Nous voila
Voilà-nous

Qui faisons monde en nous
Dans le nœud
Dans le nous

Accoucheurs de nous-mêmes
Libérateurs de nous-mêmes
Prophètes de nous-mêmes
Annonciateurs du nous

Ici-dans
Réconciliés
Combattants le temps d’antan
Jusqu’au vertige
Nous là
En pays Guadeloupe
Où se lève le vent
De nous-mêmes
Pour nous

Ernest Pépin
Le dimanche 11 jullet 2021

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Viré monté