Jean-Frantz Gation n’est pas un inconnu dans la littérature haïtienne d’expression française. En effet, il a déjà publié dans cette langue: Un pays oublié (2014) et L’anneau d’argent (2014). Il n’est pas non plus un inconnu dans la littérature haïtienne d’expression créole puisqu’il a adapté en cette langue deux grands classiques de la littérature shakespearienne: Othello (son texte s’intitule: Otelo: Trajedi yon kriz jalouzi (2003) et Hamlet (son texte s’intitule: Amlèt: Trajedi yon nonm ki pa ka deside l (2005). Il a aussi publié en anglais sur une thématique très contemporaine un texte qui s’intitule: Black Caribbean Writers in Search of Allegiance and Identity: A Post-Colonial Dilemma (2003).

Avec In the Shadow of Her Life, Gation fait son entrée dans la littérature haïtienne de fiction d’expression anglaise qui commence à se faire un nom dans le monde anglophone en général. Ce roman raconte l’histoire d’un ménage à trois qui, malgré son puissant ancrage dans la réalité sociale d’Haïti, n’est pas traduit aussi fortement dans la fiction haïtienne. Ce ménage à trois est composé de: Émile Fouchard, immigrant haïtien vivant à New York, étudiant dans la quarantaine avancée, sa femme, Rachel, immigrante d’origine haïtienne également mais légèrement plus jeune que lui, et Valeria Segarra, jeune étudiante d’origine dominicaine dans la petite vingtaine. Une grande partie de l’histoire du roman se déroule à Brooklyn College et les lecteurs et lectrices qui ont fréquenté cette institution universitaire reconnaitront facilement de nombreux lieux mentionnés dans ce roman. Mais, au-delà du campus, les lecteurs et lectrices referont connaissance avec Brooklyn tellement prisé par les immigrants haïtiens que les autorités administratives de la ville de New York viennent de consacrer une large section de ce district aux immigrants haïtiens en lui donnant le nom de «Little Haïti».

Avec tous ces fondements sociologiques et politiques, on aurait pu s’attendre à ce que «In the Shadow of Her Life» soit un nouveau roman de l’émergente  littérature haïtienne de l’immigration, rempli de discours identitaires. Il est pourtant difficile de rattacher ce roman de Jean-Frantz Gation à la littérature migrante telle qu’elle se développe depuis quelques décennies dans les pays d’accueil occidentaux, même si Gation a effectivement vécu l’expérience de la migration et en parle brièvement parfois.

C’est que le propos de l’auteur se situe au niveau de la description des sentiments intimes des personnages. Le narrateur excelle à dresser le tableau le plus complet possible de l’évolution des sentiments d’Émile, de sa femme Rachel et de Valeria Segarra. Pour ceux qui s’intéressent à l’analyse psychologique inscrite dans les textes de fiction, ce roman  sera une véritable révélation. La longue expérience d’Émile Fouchard n’arrive pas à le protéger de tomber sous les charmes de la jeune Valeria qui aurait pu être sa fille et de briser son union avec Rachel. La description de la première scène d’amour total entre Valeria et Émile reste pour moi un chef d’œuvre de délicatesse, de réalisme et de sensibilité qui est peut-être sans égal dans la littérature de fiction haïtienne d’expression anglaise. Saluons pour terminer la maitrise linguistique du romancier dont l’anglais n’est pas la première langue et qui a pu déployer tous les registres nécessaires à la diversité des situations qu’il a voulu relater. Vous aurez alors une idée du tour de force réussi par Gation pour son entrée dans la littérature haïtienne de fiction d’expression anglaise.

Hugues Saint-Fort
New York, août 2018

 Viré monté